Les médias et la presse étaient censés constituer le « 4ème pouvoir » face aux pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il est désormais acquis que quelques milliardaires ont fait main basse sur ce pouvoir suprême de façonner l’opinion pour pouvoir surplomber les trois autres.
En France et dans le monde, cette captation continue des moyens de produire et de diffuser l’information répond à une logique d’influence assez puissante, au service d’intérêts économiques et idéologiques bien définis. Le nouveau paysage médiatique français est désormais dominé par une poignée d’industriels et de financiers qui ont progressivement acquis la majorité des titres de presse, des chaînes de télévision et des stations de radio. Comme l’a déclaré Hervé Kempf quittant le Monde racheté par Xavier Niel en 2013 : “C’est celui qui paye l’orchestre qui choisit la musique”. L’orchestre joue si fort que ce qu’il reste de médias publics reprennent ses partitions. Cela ne leur suffit pas d’avoir acquis la quasi-totalité de la presse écrite et l’audiovisuel, ils veulent la mort des médias publics et alternatifs. Ils s’attaquent aussi à l’édition, aux réseaux sociaux et même aux écoles de journalisme.
“C’est celui qui paye l’orchestre qui choisit la musique”
Vincent Bolloré est l’exemple le plus frappant de cet accaparement. En imposant son contrôle sur CNews, Europe 1 ou encore le groupe Canal+, il a transformé ces espaces en vecteurs de diffusion d’une ligne éditoriale conservatrice et réactionnaire. « Je ne suis pas un mécène, j’investis et je gère, » a-t-il déclaré… non pas pour se faire de l’argent, mais bien pour mener un « combat civilisationnel » pour « défendre l’Occident chrétien » et surtout capitalistique. Car au-delà de leurs convictions personnelles, voir religieuses, c’est surtout pour défendre leurs intérêts économiques que ces milliardaires à la fois alliés et concurrents (Patrick Drahi, Martin Bouygues, Bernard Arnault, Xavier Niel, Matthieu Pigasse, François Pinault, Daniel Kretensky, les familles Dassault, Bettencourt, Saadé …pour ne citer qu’eux ) installent un climat raciste et promeuvent les idées et le personnel politique qui permettent d’assurer leur domination.
Un puissant poison : l’infotainment
Se développe sur les chaines “l’infotainment” qui consiste à mélanger l’information et le spectacle. C’est un poison puissant qui discrédite la politique et surpolitise les émotions pour abrutir les esprits. Entre les publicités, les temps de cerveaux disponibles sont occupés par d’interminables polémiques que l’écrivain et essayiste François Begaudeau décrit ainsi : “L’embrouilleur libéral-autoritaire ne soulève pas une question de merde pour la résoudre mais pour brouiller les pistes, les camps, les rapports. Tant que les médias organiques du parti de l’ordre la soulèvent, l’embrouille dure. Le but n’est pas qu’on en sorte mais qu’on s’y enfonce. La plupart des débats de merde ayant pour caractéristique centrale de transformer en coupables les faibles sociaux, ils ont la grande vertu de confusionner le camp social, affolant ses aiguilles et explosant ses repères”. Car de leurs côtés, les faits réels et objectifs, les études sérieuses et les questions vitales telles que l’aggravation des injustices sociales, l’urgence climatique, la fraude fiscale des multinationales sont tu·es ou raillé·es.
Comment résister à ce rouleau compresseur des esprits qui nous apprend à avoir peur de tout, à rire de rien ou de n’importe quoi et à détester son voisin ? Comment contester cette valorisation permanente de modèles sociaux de la réussite par le fric et l’accumulation d’objets inutiles ? Comment dénoncer la promotion d’une liberté qui consiste surtout à écraser les pauvres, les exploités, la nature, les lois et les structures qui font obstacle à ce modèle qui est celui de leur égoïsme et de leur immoralité ? Pas mieux au niveau symbolique que la tronçonneuse offerte par le président argentin Javier Milei à Elon Musk pour comprendre leurs desseins.
L’ARCOM semble encore en mesure de sanctionner par-ci par-là quelques « excès ». Des commissions parlementaires obtenues par l’opposition enquêtent et tirent le signal d’alarme. Mais pour combien de temps ? Et comment échapper à cette [des]information uniforme si complaisante à l’égard des puissants qui la financent ?
Les médias indépendants : passer de l’archipel d’autodéfense à la contre-offensive
Face à ce rouleau compresseur, les médias indépendants constituent un ultime rempart. Ne vivant ni de l’argent des milliardaires, ni de la publicité ni des subventions de l’État ou des largesses des collectivités, ils reposent sur l’engagement de leurs lecteurs et abonnés, parfois d’annonceurs à l’éthique remarquée ou remarquable.
À l’échelle locale comme à l’échelle nationale, ils s’attachent à traiter des sujets qui ne sont pas abordés par les médias mainstream, comme les violences sociales, sexistes ou policières, la corruption et la vampirisation des finances publiques par des intérêts privés, les scandales financiers, les guerres ignorées, les drames écologiques et surtout, toutes les luttes qui s’y opposent. Leurs moyens et leur diffusion ne permettent pas encore de contrebalancer l’idéologie de la finance. Mais cet archipel pourrait peut-être devenir une force puissante et constituer le vrai contre-pouvoir aux médias « bollorisées ».
Pour l’heure, ces indépendants aident celles et ceux qui luttent à communiquer, à s’instruire, à débattre et à penser en dehors des clous d’une pensée dominante. Ils s’organisent pour trouver les moyens de leur pérennité et de leur développement. Ils inventent de nouvelles formes de gestion (beaucoup sont en scoop), ils offrent un d’autres récits. Ils prennent le temps nécessaire à l’écoute et la réflexion, à l’investigation, contrairement aux médias mainstream qui jouent sur l’instantanéité et la surfacturation de la minute d’audience. Ils ne se copient pas les uns sur les autres pour prendre des parts d’un marché qui n’existe pas dans leur univers. Mais ils tentent au contraire d’innover et de se fédérer, de retrouver une éthique et un sens citoyen et responsable au métier de journaliste.
Quelques liens en guise d’inventaire
Parmi ces médias, le plus connu est sans doute Médiapart qui, par ses enquêtes approfondies, a révélé maintes affaires d’État dont la dernière en date est la complicité de François Bayrou dans le scandale Bétharram. Depuis 2008, Médiapart a dû affronter 800 procès, mais tient toujours bon grâce à la fidélité de ses abonné·es.
Pour suivre les débats d’actualité et penser les résistances, on trouve une riche diversité de médias en ligne alternatifs. Dans le désordre : BASTA (« L’info est chez les Indé”), Blast (« le souffle de l’info ») , Off Investigation, QG , Le Média TV – qui a réussi à obtenir un canal sur Free, mais par sur la TNT-, Frustration Magazine, Socialter (que l’on trouve aussi en kiosque) , Le Canard réfractaire (flash infos très rythmés et média des luttes), Reporterre (le média de l’écologie), L’âge de faire, média « centré sur les solutions »…
Côté « urbain », on retient Bondy Blog, média né au moment des révoltes urbaines de novembre 2005 qui donne la parole aux habitants des quartiers populaires, Streetpress, média d’enquêtes et d’info axé sur le terrain, courageusement investi dans la dénonciation de l’extrême-droite et AuPoste, un site créé par David Dufresne, le journaliste qui avait collecté les violences policières à partir du mouvement des Gilets jaunes avec le #Allo Place Beauvau.
Très pédagogiques, « Osons causer » propose des videos Youtube de décryptage de l’actualité et de grands thèmes de société, complété par la plate-forme « Osons comprendre » et Les surligneurs, collectif d’enseignants-chercheurs qui luttent contre la désinformation juridique en procédant à la vérification de la conformité au droit des propos tenus par les personnalités politiques
Pour analyser les médias, les incontournables : Arrêt sur Images et Acrimed , observatoire des médias. Et pour s’aventurer dans des entretiens longs avec des chercheurs·ses, intellectuel·es, artistes ou responsables politiques, on recommande ELUCID, Thinkerview et Le Vent se Lève.
Plutôt consacrés à la géopolitique et l’international : Investig’action, fondé en 2004 par le journaliste belge Michel Collon. Il y a aussi “Comprendre le monde”, la chaine Youtube de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, blacklisté des médias et colloques pour avoir osé critiquer la politique israélienne. Dans ce foisonnement, « Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet expulsé de France Inter est un peu à la peine, mais propose encore interviews, articles et podcast intéressants tandis que les Mutins de Pangée, offre une formule originale : permettre gratuitement accès à des films qu’on ne peut voir ailleurs.
Plus près de chez nous
Plus près de chez nous, à Montpellier, le Poing a l’avantage d’être à la fois en ligne et sur papier vendu à la criée, en plus de faire de la formation aux médias dans les établissements scolaires (intervention qui risque d’être remise en cause par les restrictions budgétaires). Tandis que Rapport de force se donne pour mission de suivre les mouvements sociaux, mais avec peu de moyens. Dernier né enfin, notre site Plurielle.info veut offrir un outil d’expression, de débat et d’analyse à celles et ceux qui résistent sur les territoires et qui portent des dissonances ou des alternatives. Il est décisif que partout les acteurs de l’action se réapproprient l’info locale.
N’oublions pas ce qui reste de la presse écrite encore indépendante des forces de l’argent – qu’on trouve également en ligne : Le Monde Diplo, Alternatives Economique, la revue XXI, La déferlante….
Une démocratie en danger
La question qui se pose est alors simple : combien de temps ces médias indépendants pourront-ils tenir face à des mastodontes financiers disposant de moyens quasi illimités ? Ces géants organisent l’uniformisation du discours, où seuls quelques acteurs décident de ce qui est montré, débattu et analysé, les mêmes qui ne supportent pas d’autres sources d’info comme en témoigne le nombre de procès intentés.
Le combat pour une presse libre, c’est le combat pour la démocratie. Edwy Plenel, le fondateur de Médiapart, ne cesse de le marteler : « l’indépendance de la presse est la condition de l’indépendance de la démocratie. Un pouvoir qui contrôle l’information contrôle aussi les consciences. »
Il est temps d’imposer une nouvelle loi anti-concentration des médias qui devrait interdire à une personne ou un groupe industriel de détenir plus de trois titres de presse différents. Autre idée, défendue notamment par Fabien Gay, directeur du journal l’Humanité : « l’instauration d’une taxe, indolore pour les deniers publics, à hauteur de 1% sur sur le chiffre d’affaires des recettes publicitaires du numérique, de la télévision, de la radio et de la presse papier qui abonderait un fonds pour l’indépendance et le pluralisme de la presse« .
Reste à savoir si les citoyen·nes sauront se mobiliser pour défendre leur droit à une information pluraliste. L’information se mue en un outil de contrôle des esprits, au service exclusif des puissants. Il est temps d’apprendre à prendre soin de notre cortex cérébral, sachant que c’est généralement plus coûteux et plus fatigant que de se laisser lobotomiser, avant que notre matière grise ne devienne une matière noire.
