À l’initiative du collectif de lutte contre l’extrême droite de Sète-Bassin de Thau, cinq intervenant·es ont croisé leurs expériences et recherches pour analyser le vote RN et le rôle joué par l’extrême droite dans la vie politique. Au-delà de la diversité des points de vue et des grilles d’analyses militantes, statistiques, sociologiques, historiques, journalistiques, toutes étaient en convergence sur quelques constats aussi solides qu’inquiétants.
Ce samedi 6 décembre à la salle René Llense qui borde l’étang de Thau à Sète, une centaine de personnes sont venues débattre et réfléchir sur la place de plus en plus importante prise par les partis d’extrême droite et le risque de son accession au pouvoir, dans un contexte international favorable aux autoritarismes de tout poil. Le RN est-il vraiment le parti des jeunes ou celui des ouvriers comme on l’entend souvent ? Ou celui des parvenus qui craignent de perdre leurs privilèges ou des retraités qui ont peur de tout ? Est-ce un vote stable ou fluctuant ? Qu’est-ce qui le détermine ? La victoire du RN est-elle inéluctable ? Vivons-nous dans une société fasciste ou pré-fasciste ? Comment combattre le bulldozer médiatique qui roule en sa faveur ? Autant d’interrogations qui ont émaillé la journée.
Un vote de ressentiment sur fond de racisme
Après les approches locales présentées en ouverture par Nadia Belaouni (Observatoire de l’Extrême-droite de l’Hérault) et par Régis Catinaud (association Remue-Méninge de Sète) qui ont zoomé sur l’évolution et la nature du vote d’extrême droite, Christèle Lagier (maître de conférence en science politiques à l’université d’Avignon) a montré toute la volatilité de ce vote qui se constitue beaucoup par des «sociabilités de proximité».
Sur le plan national, «on »survisibilise » le vote ouvrier» qui n’est pas si fort en réalité, et exprime davantage du dépit que de l’adhésion à un programme parce que, selon elle « c’est plus intéressant de faire croire que ce sont les ouvriers, ces classes laborieuses, classes dangereuses […] qui vote pour l’extrême droite…. Ça déculpabilise les élites de toutes les accointances qu’elles peuvent avoir sur le plan économique et sur le plan politique avec cette extrême droite ». Car historiquement, l’électorat FN/RN appartient majoritairement aux catégories des employés, des artisans, des commerçants, professions libérales, et retraités. Ce sont « des gens qui ont le sentiment que leur niveau de vie n’est pas à la hauteur de leur travail, qu’ils payent des impôts pour une redistribution qui ne leur bénéficient pas ». Ce sentiment est alimenté par la dégradation des services publics et notamment celui de l’école qui conduit ces familles à dépenser beaucoup d’argent dans l’enseignement privé, pensant protéger leurs enfants.
C’est un vote de ressentiment. Politiquement, le cœur de cet électorat provient principalement de la droite classique, laquelle est en débandade et dans la surenchère avec le RN. Il est caractérisé aussi par un faible niveau de diplôme, cette variable commençant toutefois à s’élever, ce qui pour Christèle Lagier indique un ralliement d’une partie des catégories socioprofessionnelles supérieures, dites CSP+.
Mais une grande partie de cet électorat est fluctuante selon que l’élection est locale ou nationale comme l’a souligné Régis Catinaud. Pour l’enseignante en sciences politiques comme pour Ludivine Bantigny, historienne et enseignante-chercheuse, intervenue l’après-midi, c’est le caractère raciste qui constitue la matrice de cet électorat très hétérogène et qui fait le succès de l’entreprise Le Pen, que Christèle Lagier n’a pas hésité à désigner comme « une formation de loosers, une petite PME familiale dans laquelle des héritiers se nourrissent sur la bête de la République depuis des années ».
Pas de période d’essai, pas de retour en arrière possible
Christèle Lagier considère que l’extrême droite est d’une certaine manière « déjà au pouvoir » par son institutionnalisation à tous les niveaux et son influence sur les lois adoptées, avis partagé par René Monzat, journaliste auteur et fondateur de Ras l’Front et plusieurs intervenant·es de la salle. Ludivine Bantigny modère un peu ce point de vue : « Si on était sous un gouvernement fasciste, nous ne serions pas ici, car les premières mesures d’un tel pouvoir consistent à interdire les syndicats et les associations contestataires, ainsi que les moyens d’expression ». Le point d’accord des différents exposés est que, même camouflée, même en cravate et reniant l’appellation d’extrême droite pourtant confirmée par le Conseil d’État, elle constitue un danger mortel pour la démocratie. «Quand l’extrême droite prend le pouvoir, elle trouve toujours le moyen de le garder», prévient Ludivine Bantigny.
« Plutôt Hitler que le Front Populaire » ou la colonisation des esprits
Comme naguère les classes dirigeantes avaient appelé le parti nazi à la rescousse de leurs intérêts financiers, elles semblent avoir fait le choix aujourd’hui de préparer la victoire de l’extrême droite, de sondages bidonnés en plateaux TV couleur brune qu’elles ont pris la précaution d’acheter au préalable, avec la presse écrite, les maisons d’édition et quelques écoles de journalisme. Les milliardaires « fabriquent Bardella comme ils ont fabriqué Macron », là est l’inquiétude commune de tout·es les intervenant·es qui considèrent que les politiques impopulaires des néolibéraux ne peuvent plus s’imposer que par la coercition d’un pouvoir encore plus autoritaire et répressif.
Pour Ludivine Bantigny, qui a écrit avec Ugo Palheta l’ouvrage « Face à la menace fasciste », « il y a des phases de fascisation, et le fascisme en tant que gouvernement, en tant que régime, n’arrive pas comme ça soudainement dans un ciel serein, il faut une phase justement de colonisation des esprits et cette colonisation des esprits, c’est ce qu’on vit actuellement» .
Citant «Les irresponsables » de Johann Chapoutot qui analyse l’accession d’Hitler au pouvoir et «Le temps des salauds » de Hugues Jallon , Christèle Lagier pense que nous sommes effectivement à cette étape dans la triste succession qui définit que « le fascisme, ça commence avec des fous, ça se réalise grâce aux salauds et ça continue à cause des cons ».
L’abstention constitue le réservoir de l’opposition à l’extrême droite
Pour inquiétants qu’ils soient, les exposés ne sont malgré tout pas désespérants, d’autant qu’il est souligné que c’est le fatalisme et le découragement auxquels le pilonage médiatique tente d’assigner tout·es celleux qui veulent éviter au pays de la déclaration des droits humains de subir le sort de nombre de ses voisins européens comme l’Italie, La Hongrie ou la Finlande. Or la France est partagée entre son héritage révolutionnaire égalitaire et son histoire coloniale aux fondements racistes sur lesquels prospèrent les idées de l’extrême droite.
L’analyse des résultats et des dynamiques électorales montre qu’un ouvrier sur deux ne vote pas, que les jeunes votent deux fois moins que les personnes âgées, que les personnes racisées peinent à se sentir citoyen·nes dans une société qui les stigmatise. Si Nadia Belaouni a rappelé dans son introduction qu’il y avait 10 millions de Français·es mal-inscrit·es sur les listes électorales, Christèle Lagier a confirmé les multiples mécanismes qui poussent aux désintérêts pour le vote, à commencer par la négation de ses résultats par les gouvernements successifs. Et Ludivine Bantigny a souligné combien l’actualité apparaît comme « inintelligible » pour beaucoup ce qui les conduit à ne plus se sentir légitimes à faire des choix politiques, sans parler de l’inadéquation, voir des trahisons, de « l’offre politique » ou de la représentation sociale très restrictive de son personnel.
Les solutions pour remobiliser ces citoyen·nes qui ont renoncé à exercer leur droit ? Les idées sont nombreuses : dénoncer la supercherie sociale du RN et l’absurdité des peurs qu’il alimente (sur ce point, René Monzat apporte de très nombreux exemples) ; appeler les choses par leur nom, surtout quand tout est fait pour faire perdre leur sens aux mots; être intraitable sur toutes les formes de racisme, déserter les médias des milliardaires et se tourner vers les médias alternatifs indépendants, investir de nouvelles formes de coopération et de partage… etc.
Donner corps à une vraie alternative
Et puis surtout, la meilleure arme pour combattre la montée de l’extrême droite, c’est pour Ludivine Bantigny de donner corps au « projet émancipateur de rupture de la logique du marché, de la marchandisation de tout et à tout prix, cette logique de l’exploitation des humains et de la nature, de la destruction du vivant ». Christèle Lagier apporte un autre élément de confiance : même si le choc est et sera frontal, la droite tout entière radicalisée et profondément réactionnaire est à contresens de l’histoire réelle. Dans son ensemble, la société est bien plus tolérante à l’égard des minorités, des différences, et bien plus attachée à la justice et à l’égalité que les élites qui parlent à sa place et s’arqueboutent sur un ordre établi en train de s’effondrer.
Les mouvements virilistes et masculinistes comme ils sévissent aux USA ou sur les réseaux sont par exemple les derniers soubresauts d’un système de domination des hommes sur les femmes en train de basculer. Les jeunes dans leur majorité sont peu enclins à se laisser embrigader. L’antifascisme est un ressort puissant de mobilisation, comme en ont témoigné les législatives de 2024. « Le potentiel de résistance est là ».
Et, comme le rappelle l’historienne en conclusion, l’ordre capitaliste paraît immuable, «comme une force considérable et indépassable alors que c’est un tout petit segment de l’histoire de l’humanité. Il y a énormément de sociétés qui se sont organisées autrement, qui ne considéraient pas qu’il fallait être en compétition, en concurrence, mais plutôt favoriser le respect du vivant ». Avec le changement climatique et l’épuisement des ressources en vue, il n’y aura pas d’autres choix que de tracer un autre chemin, et d’imposer d’autres logiques que celles qui mènent à notre perte.