Dix ans après les attentats du 13 novembre 2015, l’organisation qui avait frappé Paris a perdu son « califat », mais non sa capacité d’adaptation. Et au-delà des formes d’organisation du terrorisme, les raisons qui ont poussé des jeunes Français ou Belges à commettre des actes aussi déments et à sacrifier leur vie, ont-elles régressé ?
Selon le Monde Diplomatique, depuis sa défaite territoriale en 2019, Daech s’est disséminé en « archipel insurrectionnel« , prospérant dans les zones les plus fragilisées : Syrie fracturée, Irak sous tensions permanentes, chaos libyen, effondrement du Sahel, pauvreté du Nigeria au Mozambique.
Depuis 2015, la géographie de la menace a donc changé. L’Europe n’est plus l’épicentre de la violence djihadiste, mais les dynamiques qui ont permis l’essor de Daech semblent demeurer et sont nombreuses jusqu’au continent africain : des guerres civiles sans issue politique, des États affaiblis ou discrédités, des répressions indifférenciées contre les populations, des rivalités confessionnelles attisées, et des territoires entiers privés de services publics comme de perspectives économiques. « L’enjeu ne serait plus celui d’un retour spectaculaire en Europe, mais la persistance de ces failles structurelles qui, de Kaboul au lac Tchad, offrent un terreau à de nouvelles formes de djihadisme« . Cette transformation a été finement analysée par Jean Michel Morel dans le Monde Diplomatique de mars 2024.
Dans Libération, le chercheur Marc Hecker, directeur de l’Institut français des Relations internationales, confirme ce décentrage et met l’accent sur les risques d’un terrorisme «low-cost» ou d’un «djihad open source», dit aussi terrorisme d’inspiration. Perpétré à l’arme blanche ou à la voiture bélier, il est le fait d’individus isolés, nourris par la propagande djihadiste sur internet, actes non commandés directement et mis sur le compte d’une « stratégie des 1 000 entailles » théorisée par Abou Moussad Al-Souri dans son « Appel à la résistance islamique mondiale».
Le chercheur pointe également la menace d’un terrorisme d’extrême droite dont plusieurs tentatives d’attentats ont été déjouées. Il souligne les convergences d’objectifs : « Les djihadistes veulent créer le chaos /…/ L’ultra droite -en particulier la mouvance dite « accélérationniste »- veut provoquer la guerre civile tant que les blancs chrétiens ont l’avantage démographique ». Ces deux mouvances qui partagent la même fascination pour la violence, l’autoritarisme, le virilisme et la misogynie, la haine de l’altérité, se nourrissent mutuellement.
Le média « Contre Attaque » y voit lui « les deux faces d’une même pièce mortifère. État islamique et fascistes portent des idéologies de mort. Dans les années 1930, les franquistes criaient «Viva la muerte !» – «Vive la mort» – et les adeptes de Mussolini reprenaient le slogan «Me ne frego» – «La mort, je m’en fous». En 2012, le tueur Mohammed Merah déclarait «J’aime la mort comme d’autres aiment la vie».
Le terreau du terrorisme est bien alimenté
De terreau, il est encore question dans une tribune publiée dans l’édition de Libération de ce 13 novembre 2025 titrée « Après le 13-Novembre, la peur s’est muée en défiance envers les musulmans ». Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadene, anciens responsables de l’Observatoire de la Laïcité dissout par Macron et cofondateurs de la Vigie de la laïcité s’interrogent « Qu’avons-nous construit sur notre blessure ? ». Ils reprennent à leur compte une phrase attribuée au philosophe Averroes « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la haine à la violence. Cette phrase le rappelle : le savoir protège, l’ignorance fracture. Quand certains ont cru pertinent de proclamer qu’expliquer, ce serait excuser, on était déjà mal engagé. Au nom d’une image de fermeté, on choisissait le camp de l’aveuglement ». Faisant référence aux déclarations du 1er ministre de l’époque, Manuel Valls, ils affirment que « Comprendre n’excuse pas, comprendre protège ».
Or pendant que s’est développé tout un arsenal législatif ségrégatif et répressif inédit en France avec par exemple un « état d’urgence » entré dans le droit commun, tous les ferments de l’errance djihadistes demeurent : ségrégations territoriales, inégalités sociales, ghettos, discriminations, racisme systémique, désespoir, abandon des services publics, dégradation du lien social, « tout ce terreau fertile de la petite délinquance et des grandes tragédies est resté ».
On pourrait même dire que tous ces ingrédients de la violence ont été aggravés sous le coup des politiques néolibérales et par l’action des médias. Ce qui conduit les auteurs de la tribune à dresser un constat alarmant. « Le débat public est dominé par les thèmes et la bêtise d’extrême droite. Quelques milliardaires idéologues /…/ font prospérer sur leurs chaînes et dans leurs journaux un brouhaha permanent de paniques morales toutes plus navrantes les unes que les autres ». Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadene appellent à refuser cette stratégie qu’ils qualifient eux aussi de « mortifère », en incitant chacune et chacun à se situer dans une alternative : « choisir la France qui instruit ou celle qui s’effraie. Celle qui rassemble ou celle qui désigne. Celle qui tient ou celle qui tremble. Bref, céder au réflexe de peur ou reconstruire patiemment notre histoire commune en réinvestissant l’école, la culture, le débat public et la justice sociale. »