[Témoignage] Suite à la mort tragique du conducteur de TGV et syndicaliste Bruno Rejony le soir du réveillon de Noël, l’autrice féministe Rose Lamy a republié dans sa newsletter un texte écrit en décembre 2023. À l’origine du compte Instagram @preparez_vous_pour_la_bagarre, Rose Lamy se souvient du temps où elle travaillait pour le site internet de la SNCF et son compte Tweeter. Extraits
« On en est à presque un par jour en ce moment », précise un collègue chargé de la circulation dans le Centre Opérationnel de Service (COS) de la gare de l’Est. C’est un grand open space avec de la moquette grise au sol et des écrans de contrôle, d’où est géré le trafic des TGV du Grand Est. Nous sommes en décembre 2018, et mon boulot consiste à mettre à jour tous les incidents et retards des trains circulant sur ce quart de la France, sur le site internet de la SNCF et l’application, et à répondre aux voyageurs sur Twitter. Si j’y étais encore, ce sont ces équipes qui auraient eu à gérer le suicide de Bruno Rejony.* (mise à jour)
Les pigistes de la SNCF
Je travaillais dans une agence qui sous-traitait les réseaux sociaux de la SNCF. Je n’avais pas de contrat de travail ; ils me rémunéraient à la « pige », profitant d’un système normalement réservé aux journalistes. Je n’avais pas de congés payés et faisais des horaires de nuit et de dimanche non majorés. Un jour, j’ai appelé pour annoncer que j’étais malade, ma pige a juste « sauté », et c’est là que j’ai réalisé que je n’avais pas droit non plus aux congés maladie. La SNCF ne pouvait pas ignorer les conditions de travail de ces employés de seconde zone qui côtoyaient leurs agents et occupaient les bureaux. Je trouvais cela grave ; j’avais prévenu l’inspection du travail, qui n’y avait pas vu une priorité. J’ai consulté un avocat pour les attaquer en justice. Cela prendrait des années pour requalifier deux ans de piges en CDI, c’était « David contre Goliath ». J’ai renoncé. /…/
« Une personne ou personne, c’est pareil »
Nous avions pour mission principale de traduire en langage client le jargon technique et parfois cru des cheminots. Ainsi, « ça a tapé. Suicide. On n’a pas retrouvé la tête, les pompiers et la police demandent encore une heure d’interruption pour aider les pompes funèbres », inscrit dans un logiciel de communication interne, devenait, grâce à l’art de la reformulation et de l’euphémisme, un « accident de personne ». Ainsi, on neutralise la volonté de mourir de l’individu, et le mal-être que cette information pourrait générer chez les personnes à bord, en présentant la situation comme un accident, un coup de pas de chance. On déshumanise également l’homme, la femme, parfois l’adolescent qui s’était tué et avait décidé de le faire de cette manière, à cette période. Une personne ou personne, c’est pareil. Peu de gens se sentent concernés par l’accident de « personne ». Et on peut toujours espérer qu’on survit à un « accident ».
« Pourquoi couper la circulation trois heures ? »
À force de déresponsabiliser les voyageurs et voyageuses, en les protégeant de la réalité, on les encourageait à se comporter de la manière la plus égoïste et cruelle qui soit. On m’a répondu un jour, alors que j’annonçais un « accident de personne » : « Eh bien maintenant qu’il est mort, autant rouler dessus, pourquoi couper la circulation trois heures ? » J’ai toujours été fascinée d’observer la régression que produisent les transports en commun sur les voyageurs : ils deviennent instantanément capricieux et immatures. Ils peuvent pleurer et se mettre en colère pour cinq minutes de retard, parce qu’ils ne sont pas en contrôle de la situation et qu’ils ne savent pas gérer la frustration. J’aurais voulu répondre à cet homme que les pompiers étaient sûrement en train de récupérer des lambeaux de corps à la pince à épiler, lui dire aussi tout ce qui se passait derrière les mots polis qui s’affichaient sur son smartphone. »
Ministre de la honte
En exprimant sa consternation, l’autrice ne pouvait se douter que ce serait un an plus tard un ministre des transports, le dénommé Philippe Tabarot (ardent partisan de la privatisation du rail !), qui se placerait sur CNews à ce niveau de bêtise et d’inhumanité. Ancien collaborateur de sa propre sœur, sénateur et vice-président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur, cet assisté de la république a montré en plus de son mépris des cheminots, son ignorance crasse des TGV en ajoutant : « ça aurait pu être plus grave s’il avait souhaité faire dérailler son train » !!! Nombreux·ses sont les cheminot·es à demander sa démission.
« C’est le train qui a tapé, pas lui »
Rose Lamy rappelle opportunément dans son article que « dans sa carrière, un mécano (un conducteur dans le jargon) en région parisienne « tapera » statistiquement une fois. Cette réalité me suffisait pour justifier le traitement différencié des agents SNCF par rapport aux autres salariés. Une fois le freinage d’urgence enclenché, un TGV met plusieurs centaines de mètres pour s’arrêter. Il n’évite jamais ni un animal ni un humain. Les conducteurs vivent impuissants toute la scène. Parfois, les regards se croisent. Les mécanos sont suivis par des psychologues spécialisés en stress post-traumatique, et je me souviens qu’on se répétait ça : « C’est le train qui a tapé, pas lui. » Il n’y a pas que les conducteurs qui sont confrontés à l’horreur. Les agents en gare sont en première ligne pour gérer l’accident lui-même, la police, les pompiers, et le ramassage par les pompes funèbres.
Selon la SNCF, il y a 450 tentatives de suicide sur le réseau ferroviaire (trains de banlieue et grandes lignes confondus), et en 2009, la dernière statistique révèle 304 suicides. Ensuite, la SNCF n’a plus donné ses chiffres. La RATP reste discrète aussi. Ils ne veulent pas donner de mauvaises idées à certains, ou inspirer des lieux où c’est plus « facile » de le faire, m’a-t-on expliqué. À elle seule, l’Île-de-France comptabilise la moitié des suicides et tentatives de suicide. »
Dans cet article d’une brûlante actualité, Rose Lamy s’interroge ensuite longuement sur ce que la période des fêtes réveille de souffrances et de solitude pour conclure : « Je pense donc à eux ce soir, à ces « accidenté-es de la personne ». Celles et ceux qui sont seul.es dans leur salon, ou dans leur lit et qui pensent qu’ils ne valent rien. Celles et ceux qui jouent la comédie des fêtes, pour fuir leur sentiment de solitude. Et à celles et ceux qui deviendront des accidents de personnes.
Et soutien aux équipes SNCF. Toujours. »
Merci Rose. Fêtes ou pas fêtes, gardons l’espoir d’une société plus humaine, plus chaleureuse, plus solidaire et surtout œuvrons pour qu’elle advienne .
